C’est un torrent furieux, témoin des pluies dévastatrices de juin dernier, qui longe le chemin de fer à crémaillère menant à Zermatt, la très réputée station du Haut-Valais au pied du Cervin, où se déroule la vingtième édition du Zermatt Music Festival and Academy. À l’arrivée, point de Cervin en vue, le ciel est bas. Le concert de pré-ouverture du festival prend place dans la petite église Saint Pierre, en surplomb de la rue de la Gare, l’axe principal de la station. On comprend vite pourquoi cet édifice est dénommé « église anglaise » : il n’y a que les Anglais pour recouvrir ainsi l’allée centrale d’une épaisse moquette ! Celle-ci s’avèrera finalement bienvenue pour atténuer l’excès de réverbération du lieu.
Alina Ibragimova et Charlotte Saluste-Bridoux à Zermatt
© Olivier Verrey
La formation qui se présente devant la centaine d’auditeurs qui se serrent dans l’église n’est pas tout à fait celle qu’on attendait. Au premier violon du Quatuor Chiaroscuro, on retrouve la musicienne britannique d’origine russe Alina Ibragimova mais, à côté d’elle, Charlotte Saluste-Bridoux (ex-membre du Quatuor Confluence) remplace depuis peu Pablo Hernán Benedí qui tenait le second violon de l’ensemble depuis près de quinze ans. C’est donc un ensemble renouvelé qui s’attaque ce soir à deux sommets de la littérature pour quatuor : le Quatuor K.421 en ré mineur de Mozart et rien moins que le dernier quatuor et la Grande Fugue de Beethoven. Un programme ambitieux, surtout joué sans entracte. Trop ?
Il faut un petit temps aux quatre musiciennes pour entrer dans le vif du quatuor de Mozart. Pas de portique d’entrée, on est immédiatement dans l’Allegro moderato : Alina Ibragimova énonce le premier thème en ré mineur avec la pureté de son, la sûreté de l’archet qu’on lui connaît, mais il y a comme une hésitation dans l’accompagnement, ou une volonté de ne pas entrer d’emblée en pleine lumière. Là où d’aucuns privilégient l’aspect dramatique d’une tonalité que Mozart réserve à Don Giovanni, au Concerto pour piano n° 20 et à son Requiem, les Chiaroscuro préfèrent replacer l’œuvre dans le contexte de son écriture. On est à Vienne en 1783, Mozart est devenu père, et il dit avec cette série de six quatuors l’admiration éperdue qu’il éprouve pour Haydn qu’il a rencontré deux ans plus tôt.
Emilie Hörnlund et Claire Thirion à Zermatt
© Olivier Verrey
On ne va pas tarder à succomber au charme, à la séduction même de cette approche plus viennoise que nature. Dans le deuxième mouvement, Schubert n’est pas très loin, les Chiaroscuro jouent plein archet, déploient un chant gorgé de couleurs. Le menuet est conduit sans mollesse mais avec cette bonhomie, cette Gemütlichkeit si typiques de la capitale autrichienne. Rappelons qu’il y avait un monde entre la ville natale de Mozart, Salzbourg (qui ne deviendra autrichienne qu’en 1805), et la Vienne de l’époque tournée vers ses marches de l’Est, l’actuelle Slovaquie et surtout la Hongrie toutes proches. Et qu’il n’y avait donc rien d’évident ni de naturel à ce que Mozart se coule dans la descendance d’un Haydn et s’affirme comme un Viennois. Ce qu’il fait si éloquemment dans le quatrième mouvement de son quatuor, une suite de variations où les ombres de la nostalgie surgissent au détour d’un sourire, et s’imposent dans une conclusion aussi surprenante qu’abrupte.
On aurait aimé un bref moment de pause après cette superbe prestation. Mais notre quatuor revient illico pour la seconde ascension de la soirée. Il n’arrivera pas indemne au bout des 45 minutes du Quatuor op. 130 et de la Grande Fugue op. 133.
Si la qualité du son d’ensemble des Chiaroscuro – qui jouent sur des cordes en boyau et avec des archets anciens – nous avait séduit dans Mozart, elle va nous sembler en déficit d’intensité et de puissance tout au long du cheminement si complexe du dernier Beethoven. Et la comparaison avec une ascension de la face nord du Cervin n’est pas si osée que cela, tant on aura le sentiment que plus l’œuvre avance, plus l’ensemble se fatigue, au point dans la Grande Fugue finale de faire perdre même à son premier violon la pureté de son intonation. Certes il n’y a rien d’aberrant à construire ce monument comme un combat contre Beethoven lui-même ou contre soi-même – on se rappelle les derniers récitals de Maurizio Pollini s’affrontant aux dernières sonates du compositeur. On n’en reste pas moins moins convaincu que le public comme les interprètes auraient gagné à ce qu’un temps de respiration sépare les deux œuvres, voire que seul Beethoven figure à ce programme de pré-ouverture.
Le voyage de Jean-Pierre a été pris en charge par le Zermatt Music Festival & Academy.
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